L’administration Martelly-Lamothe : le gâchis institutionnelde Thomas Lalime| JobPaw.com

L’administration Martelly-Lamothe : le gâchis institutionnel


Le rapport de la Commission consultative a étalé au grand jour le gâchis institutionnel exacerbé par l’administration Martelly/Lamothe. La Commission a recommandé la démission du président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) comme pour tenter de remédier à la débâcle de l’appareil judiciaire qui, en deux temps trois mouvements, a libéré la quasi-totalité des prisonniers politiques.

Pourtant, le pouvoir exécutif et ses juges claironnaient qu’il n’y avait pas de prisonniers politiques et que la justice devait suivre son cours pour tous les citoyens incarcérés. Indistinctement. Leur prompte libération prouve que leur incarcération était plutôt étrangère au fonctionnement normal d’un État de droit.

La démission du président du CSPJ faisait l’unanimité auprès des membres de la Commission, comme pour indiquer que le mal judiciaire haïtien a empiré avec Me Arnel Alexis Joseph davantage que ce dernier n’a contribué à y remédier. En si peu de temps, il s’est fait une si triste réputation.

La Commission a obtenu la démission du Premier ministre Lamothe. Pour beaucoup d’observateurs, ce dernier n’avait pas fait assez pour réaliser les élections législatives qui devaient constituer le programme de renforcement institutionnel par excellence de son mandat. On pense même que la non-tenue des élections faisait partie du plan officieux de l’exécutif de diriger le pays par décret à compter du 12 janvier 2014. Un plan qui, par la force des choses, semble voué définitivement à l’échec.

M. Lamothe n’inspirait plus confiance à la majorité des acteurs nationaux et internationaux quant à sa capacité à organiser des élections crédibles. D’autant plus qu’il était soupçonné d’être candidat à la présidence. Une chose est sûre : si la volonté politique y était, les élections législatives auraient déjà eu lieu. Le Sénat aurait eu ses 30 sénateurs et les mairies leurs maires élus.

L’administration Martelly/Lamothe peut vanter la réalisation de projets par-ci et par-là, son échec probant demeure la banalisation des institutions. En fait, les dirigeants haïtiens continuent de croire, à tort, que le pays peut se développer en dehors du processus de renforcement institutionnel.

La Commission est parvenue à obtenir également la démission de tous les membres du Conseil électoral provisoire (CEP) comme pour justifier que le président Martelly est encore à la case départ en ce qui a trait à la réalisation des élections législatives qu’il devait réaliser dès ses premiers jours à la magistrature suprême de l’État.

Qui pis est, avec la démission de M. Lamothe, des membres du CEP et de celle réclamée du président du CSPJ, le pays risque d’aggraver le gâchis institutionnel puisque leur remplacement s’annonce très difficile, comme en témoigne la ratification du nouveau Premier ministre désigné, Evans Paul.

La constitution de la Commission consultative est d’ailleurs une conséquence du gâchis institutionnel. Car, en temps normal, il reviendrait au Parlement de donner un vote de non confiance au Premier ministre en cas d’insatisfaction. Ou encore au président Martelly de solliciter sa démission s’il le souhaite. Le Conseil électoral permanent fonctionnerait correctement et le Sénat ne proposerait pas Me Arnel Alexis Joseph comme président du CSPJ puisqu’il ne satisfait pas au critère d’âge.

Il faut reconnaître que des parlementaires ont tout fait pour rendre le Parlement dysfonctionnel. Des juristes ont fait autant pour affaiblir la justice. Le simple citoyen, à son niveau, ne respecte pas les feux rouges là où il y en a. Donc, la société, dans son ensemble, n’est pas encore disposée à respecter les normes et les lois. Et les autorités non plus ne sont pas déterminées à les faire appliquer.

Et quand les institutions sont en faillite, on essaie de les remplacer par des personnalités dites crédibles. Celles-ci, en dépit de leur bonne foi, ne peuvent combler un tel vide. C’est pourquoi les solutions proposées risquent de compliquer davantage la situation. D’où la naissance de l’un des germes de l’instabilité politique en Haïti: le non-respect de l’ordre institutionnel.

Dans ce contexte de chaos institutionnel, aucun saut qualitatif de développement économique n’est possible. C’est ce qui ressort des principaux rapports internationaux publiés en 2014 où figure Haïti. Par exemple, elle a été classée 180e sur 189 pays en ce qui a trait à la facilité de faire des affaires dans le rapport Doing Business 2015 publié par la Banque mondiale. Elle s’intercalait entre la Guinée-Bissau (179e) et l’Angola (181e). Il s’agit de l’un des pires classements du pays depuis la publication du rapport Doing Business puisque le pays occupait la 177e place sur 189 en 2014 et 174e place sur 185 en 2013 et 2012.

Quant à l’indice de la perception de la corruption publié par la Transparency International, le pays a conservé le même score de 19 sur 100 de l’année dernière même s’il a gagné deux places en passant de la 163e à la 161e place sur les 175 pays considérés. Une performance très loin de l’objectif consistant à gagner 10 places,fixé par les responsables de l’Unité de lutte contre la corruption qui visaient la 150e place en 2014. L’ex-Premier ministre Lamothe voyait Haïti attraper une place dans le top 50 des pays les moins corrompus. Transparency international pointe du doigt les pays où les fraudes et les abus de pouvoir sont commis impunément. Comme c’est malheureusement le cas en Haïti.

Dans le Rapport sur l’Indice global de compétitivité (2014-2015) publié par le Forum économique mondial, Haïti occupait la 137e place sur 144 pays. Elle partageait la queue du classement avec la Sierra Leone, le Burundi, l’Angola, la Mauritanie, le Yémen, le Tchad et la Guinée-Conakry.

Parmi les obstacles au développement économique national, les hommes d’affaires haïtiens ont cité dans l’ordre : l’insuffisance des infrastructures, le faible accès au financement, la corruption, l’inadéquation de l’éducation et l’instabilité politique. C’est à croire que même le secteur privé n’est pas encore conscient de l’importance du processus d’institutionnalisation dans le décollage économique.

Faut-il rappeler que le niveau de compétitivité d’un pays est estimé en fonction d'une centaine d'indicateurs regroupés en douze piliers dont la qualité des institutions, les infrastructures, la santé, l'enseignement et la formation professionnelle, l'efficacité des marchés financiers, la maturité technologique et la taille de l'économie.

Le rapport 2014 sur la compétitivité mentionne qu’à l’échelle internationale, les pays peinent à mettre en œuvre les réformes structurelles nécessaires pour favoriser la croissance qui constitue le principal défi du monde d’aujourd’hui. Et justement, qui dit réformes structurelles renvoie automatiquement au nécessaire renforcement institutionnel.

Le gâchis institutionnel a facilité la corruption qui, elle, handicape le climat des affaires, minant ainsi la compétitivité du pays. Cette faible compétitivité génère une croissance rachitique qui plombe le développement national. Résultat : Haïti occupe le 168e rang sur une liste de 187 pays dans le rapport sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L’indice de développement humain d’Haïti s’élève à 0,471 en 2013 tandis que celui de la République dominicaine se chiffre à 0,700. En dehors du niveau des indices, l’écart de développement entre les deux pays est palpable.

Le rapport 2014 du PNUD retrace les menaces au développement humain qui proviennent notamment des risques sanitaires, de l’environnement et des catastrophes naturelles.Ce qui met en exergue le degré de vulnérabilité d’Haïti. Une fragilité qui nuit à tout effort de décollage économique.

À bien des égards, surtout avec le tremblement de terre du 12 janvier 2010, Haïti a servi d’illustration au rapport du PNUD. Mais le plus triste constat demeure la faiblesse institutionnelle en matière de prévention de ce type de risques. Cinq ans après le tremblement de terre, Haïti devient-elle moins vulnérable ? Les citoyens savent-ils comment se protéger et se comporter lors d’un tremblement de terre ? Les maisons sont-elles construites selon des normes parasismiques ? Ces dernières ont-elles été clairement établies et vulgarisées?
L’administration Martelly/Lamothe a surtout mis l’accent sur les projets physiques (construction de routes, d’écoles et d’hôpitaux) tout en négligeant l’instauration et la réforme du cadre légal. Elle a entrepris très peu de réformes pertinentes pour faciliter les affaires. Le rapport Doing Business 2012 était d’ailleurs très clair: «Aucune réforme visant à faciliter l’activité commerciale n’a été observée en Haïti en 2010-2011.» En 2013 et 2014, les tableaux du classement général des pays ne souffrent d’aucune ambiguïté : zéro réforme en Haïti.
Pourtant, le rapport 2015, intitulé «Doing Business 2015 : au-delà de l’efficience», rappelle qu’une réglementation plus efficiente et des protections juridiques solides sont essentielles pour aider les entrepreneurs à prospérer. En effet, les économies capables à la fois d’améliorer l'efficacité des procédures réglementaires et de renforcer les institutions juridiques qui soutiennent l'entreprise, le commerce et l'échange, sont mieux à même de favoriser l’investissement et la croissance économique en réduisant le risque et en accroissant la rentabilité (1).

Les investisseurs sont plutôt intéressés à s’implanter à long terme là où ils estiment que le droit de propriété est stable et que leur usine, leur machine ou leur terre ne sera pas confisquée. Aussi un cadre juridique solide et efficace favorise-t-elle le règlement des contentieux commerciaux suivant des modalités prévisibles et rationnelles.

Les recherches en économie du développement montrent qu’un faible niveau de corruption contribue à réduire les coûts de l’investissement, à limiter les risques et à accroître la productivité puisque les managers et les investisseurs concentrent leur attention sur la production de biens et services au lieu de passer leur temps et de dépenser leur agent à influencer les hommes politiques et les autorités publiques. Il est également admis en économie de la croissance et du développement que de bonnes politiques publiques peuvent aboutir à des résultats médiocres dans un environnement institutionnel déficient. Tandis que des politiques publiques médiocres peuvent donner des résultats satisfaisants dans un cadre institutionnel adéquat.

Le président Martelly est en train d’apprendre à ses dépens qu’aucune stratégie politique n’est plus efficace que celle du respect des normes administratives et des prescrits constitutionnels.
Ainsi, la tâche principale du prochain gouvernement devra être celle de rétablir l’ordre institutionnel. En sera-t-il capable? Il y va de l’avenir de la nation. Sans la réalisation d’élections crédibles en 2015, Haïti sombrera dans le chaos politique et économique. Ces élections n’inspireront pas confiance aux candidats si la justice est complètement assujettie au pouvoir exécutif.

On croise les doigts en continuant d’espérer que l’année 2015 sera meilleure que 2014 et qu’elle marquera le début d’une nouvelle ère dans la gouvernance du pays.


(1) : Dwight H. Perkins, Steven Radelet et David L. Lindauer, Économie du développement. Traduction de la 6e édition américaine par Bruno Baron-Renault.

Rubrique: Economie
Auteur: Thomas Lalime | thomaslalime@yahoo.fr
Date: 29 Dec 2014
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