Notre système juridique entretient-il notre sous-développement?de Thomas Lalime| JobPaw.com

Notre système juridique entretient-il notre sous-développement?


Les dernières années ont vu naître deux équipes de recherche qui ont réalisé des contributions significatives montrant l’importance des institutions pour le développement économique à l’aide des données historiques à l’échelle internationale. Pour la première équipe conduite par Rafael La Porta (Université Harvard), ce sont les origines légales qui constituent un déterminant des institutions. Ils mettent l’accent particulièrement sur les droits des investisseurs, les systèmes de recouvrement des créances ou les régulations à l’entrée des entreprises sur le marché. Pour la seconde équipe emmenée par Daron Acemoglu (MIT), les origines coloniales représentent un facteur primordial des institutions d’un pays.
Et pour répéter Douglass North, l’explication fondamentale des différences dans les sentiers de croissance et de développement économiques entre les pays réside dans les différences entre les institutions, ces normes formelles (lois, constitution...) et informelles (us, coutumes…) qui guident l’action humaine. Nous traitons aujourd’hui de l’importance des origines légales sur le développement économique.
La Porta et ses coauteurs, dans un article intitulé Law and Finance, cité plus de 10 000 fois dans la littérature, ont démontré que la qualité de la protection juridique des actionnaires minoritaires a un impact positif sur le niveau du développement économique, en procédant à des comparaisons internationales. Le contenu et les conditions d’application des règles du droit de l’entreprise peuvent alors être considérés comme un facteur de développement financier et économique.
En construisant un indicateur de la qualité de la protection juridique des investisseurs, ils ont analysé les modes de fonctionnement des deux principales traditions juridiques : la Common Law et le droit civil français ou napoléonien (en vigueur en Haïti) et ses dérivées allemandes et scandinaves. La Porta et ses coauteurs évaluent, au moyen d’un indicateur statistique, quelle tradition juridique protège au mieux les intérêts des actionnaires minoritaires et des créanciers garantis.
L’indicateur est construit à partir d’une liste de règlements et de lois qui rendent compte du degré de protection des actionnaires minoritaires face aux dirigeants d’entreprise. Ces évaluations du droit révèlent que la Common Law est la plus performante dans l’exécution des décisions judiciaires et dans la protection des investisseurs dans la mesure où il offrirait un environnement légal plus protecteur des intérêts des actionnaires minoritaires et des créanciers garantis.
L’indicateur statistique est basé sur les réponses à un ensemble de questions dont les suivantes: Est-ce que le vote par procuration des actionnaires minoritaires est autorisé ? Quel est le pourcentage minimal requis pour obtenir l’organisation d’une assemblée générale extraordinaire ou encore quelle est l’obligation de représentation des minorités au sein du conseil d’administration? Les auteurs attribuent ensuite un point au pays étudié quand la règle en question y est pratiquée.
Ainsi, plus le score est élevé, mieux ce pays protège juridiquement les actionnaires minoritaires. Cette même approche est utilisée pour mesurer la qualité de protection juridique des créanciers à partir de la législation relative au traitement des défaillances d’entreprises. Les auteurs étudient en particulier la manière dont la loi précise l’ordre de remboursement des créances lors de l’apurement du passif des entreprises liquidées.
La loi peut accorder des privilèges aux créances salariales et fiscales afin qu’elles priment sur les créances garanties. Ces privilèges pénalisent donc les créanciers garantis qui exercent leurs voies d’exécution à l’égard du débiteur, de manière à faciliter le redressement de l’emprunteur. Le législateur peut également permettre ou non au débiteur défaillant de conserver le contrôle de son entreprise durant la phase de redressement judiciaire.
Outre le contenu des règles du droit de la défaillance, l’équipe de La Porta évalue aussi les règlements de la mise en faillite des entreprises, à travers le coût financier et la longueur de la procédure judiciaire. Et là encore, la balance penche du coté des pays de Common Law, particulièrement par rapport au droit civil français.
Ces pays protègent en moyenne mieux les actionnaires minoritaires et leurs créanciers garantis que les pays de droit civil. Ils sont plus aptes à assurer le développement des marchés financiers grâce à sa capacité à répondre aux besoins de l’économie. L’idée des auteurs est claire : les juges, dans leur activité, se trouvent très souvent concentrés au règlement de nouveaux litiges économiques et financiers.
Les juges ont alors deux options : appliquer la loi en vigueur si elle permet de résoudre le litige ou se référer aux résolutions des affaires précédentes ou la jurisprudence. Ainsi, le Common Law donne plus de latitude aux juges pour résoudre les nouveaux conflits. Mais si ces derniers ne jouissent pas d’une complète indépendance comme c’est le cas en Haïti, ce système serait une source de risques d’abus juridiques et de corruption. Ainsi, le droit civil serait moins flexible, protégerait insuffisamment les droits de propriété et s’adapterait plus lentement aux nouvelles exigences de la vie économique.
La Porta et ses coauteurs démontrent que la taille, la liquidité et le développement des marchés financiers dépendent des mesures de protection des actionnaires minoritaires. En fait, il existe deux grands modes de financement et de gestion des entreprises : la gouvernance d’entreprise à l’anglo-saxonne et la vision entrepreneuriale de l’entreprise. La première met l’accent sur la séparation entre managers-dirigeants et actionnaires, étudiant les moyens d’aligner l’intérêt des dirigeants sur celui des actionnaires. Alors que l’approche entrepreneuriale de l’entreprise considère plus largement les salariés, clients, fournisseurs, créanciers, pouvoirs publics et judiciaires comme des mécanismes disciplinaires capables de gouverner la conduite des dirigeants.

Le fondement théorique du rapport Doing Business
La Banque mondiale s’est largement inspirée des conclusions des travaux de La Porta et ses coauteurs qui servent de fondement théorique à la production du rapport annuel Doing Business. Ce dernier n’est qu’un appel à la réforme des systèmes juridiques concurrents de la Common Law. Car, en améliorant la protection juridique des investisseurs, chaque pays renforcerait ainsi ses perspectives de croissance et d’attraction des investissements directs étrangers.
Dans son édition 2012 intitulée : « Entreprendre dans un monde plus transparent», la Banque mondiale évalue les règlementations qui facilitent et celles qui entravent la pratique des affaires à travers le monde. Doing Business présente annuellement des indicateurs quantitatifs sur la réglementation des entreprises et la protection des droits de propriété permettant d’établir des comparaisons entre 183 économies et sur plusieurs années.
Le rapport évalue les réglementations ayant une incidence sur 11 étapes de la vie d’une entreprise: la création d’entreprise, l’obtention des permis de construire, le raccordement à l’électricité, le transfert de propriété, l’obtention de prêts, la protection des investisseurs, le paiement des taxes et impôts, le commerce transfrontalier, l’exécution de contrats, la résolution de l’insolvabilité et l’embauche des travailleurs. Les indicateurs servent à analyser les résultats économiques et à identifier les réformes de la réglementation des affaires qui ont été efficaces, où elles l’ont été et pour quelles raisons.

Dans la préface du rapport Doing Business 2012, Janamitra Devan, vice-président et chef du Réseau finances et développement du secteur privé du Groupe de la Banque mondiale écrit: «Pour faciliter la croissance du secteur privé - et faire en sorte que les personnes les plus défavorisées puissent aussi en bénéficier- il faut mettre en place des réglementations où les nouveaux venus qui sont dynamiques et animés de bonnes idées, quels que soient leur sexe ou leur origine ethnique, peuvent créer leur propre entreprise et où les entreprises peuvent investir, se développer et créer davantage d’emplois.»

Le rapport part du principe fondamental que l’activité économique doit reposer sur de bonnes réglementations, des lois, des règles qui établissent et clarifient les droits de propriété et réduisent le coût de règlement des différends, des règles qui améliorent le caractère prévisible des interactions économiques et qui offrent aux partenaires à un contrat la certitude de son application et la protection contre les abus. L’objectif est de mettre en place des réglementations efficaces, accessibles à tous et faciles à mettre en place.

Doing Business accorde ainsi de meilleures notes pour une réglementation qui assure une protection plus solide des droits des investisseurs, à l’instar des normes plus rigoureuses en matière de publication de l’information dans les transactions entre parties apparentées. Il s’intéresse aux entreprises locales, essentiellement les petites, et étudie les réglementations auxquelles elles sont assujetties aux différents stades de leur vie. Ce, dans le but de fournir aux dirigeants d’entreprises et aux pouvoirs publics une base factuelle pour les aider à prendre des décisions éclairées et offrir aux chercheurs des données librement accessibles concernant les répercussions de la réglementation des affaires et des institutions sur des résultats économiques tels que la productivité, l’investissement, le secteur informel, la corruption, le chômage et la pauvreté.

Le rapport suit, au moyen de ses indicateurs, les changements apportés aux réglementations des affaires dans le monde entier et a enregistré plus de 1 750 améliorations depuis 2004. Dans un contexte encore marqué par la crise financière et économique, les pouvoirs publics à travers le monde continuent de réformer la réglementation des affaires au niveau des entreprises et dans certains domaines à un rythme encore plus rapide qu’auparavant.

Lorsque la réglementation est lourde et la concurrence limitée, la réussite d’un entrepreneur dépend davantage de ses accointances politiques que de ses aptitudes. Mais lorsqu’elle est relativement simple à appliquer et accessible à tous ceux qui en ont besoin, toute personne armée d’un certain talent et d’une bonne idée devrait pouvoir créer et faire prospérer une entreprise dans un cadre formel.

Ces travaux scientifiques et rapports mettent en exergue la nécessité pour Haïti de réformer son cadre légal, particulièrement sa législation des affaires. Notre sous-développement chronique a donc beaucoup à voir à la désuétude de nos lois, à leur inefficacité et à leur manque d’incitations à l’entreprenariat.

Lorsqu’Haïti se trouve constamment dans les dix derniers du classement Doing Business, nous devons interpréter cette position comme un signal que notre cadre légal est un obstacle à notre développement. Cela prouve également l’immensité de la tâche à accomplir par nos chers parlementaires en ce qui a trait à l’actualisation et à la modernisation de nos codes, lois et constitution. Sur la proposition du pouvoir exécutif, il est vrai. Une tâche énorme qui doit être acquittée avec rigueur, science et sérieux. Sans quoi, Haïti continuera à occuper la queue du classement Doing Business : 173e place en 2011, 174e en 2012, 177e sur 189 en 2013 et 2014.

Rubrique: Economie
Auteur: Thomas Lalime | thomaslalime@yahoo.fr
Date: 11 Nov 2014
Liste complète des mémoires et travaux de recherche