El Rancho, l’accord perdant-perdantde Thomas Lalime| JobPaw.com

El Rancho, l’accord perdant-perdant


Si vous avez vu le film Un homme d’exception (A Beautiful Mind) paru en 2001, vous connaissez déjà presque tout sur la vie de John Forbes Nash Junior, ce célèbre économiste et mathématicien américain, lauréat du Prix Nobel d’économie en 1994. Ses travaux sur la géométrie différentielle, les équations aux dérivées partielles et surtout sur la théorie des jeux sont par contre moins connus de la majorité des Haïtiens. Pourtant, nos compatriotes pourraient tirer un large profit de ses principaux résultats sur la théorie des jeux. L’équilibre qui porte son nom représente une solution où le choix fait par chaque joueur, sachant la stratégie des autres, est devenu stable quand aucun participant au jeu ne peut modifier sa décision sans nuire à son intérêt personnel.

L’équilibre de Nash est celui qui garantit le niveau de bien-être le plus élevé à chaque participant, conditionnellement aux choix de tous les autres, en absence de coopération. C’est le résultat obtenu quand chaque joueur obtient la meilleure option possible, étant donné l’ensemble des stratégies de tous les participants. Il correspond également à la meilleure réponse individuelle de chaque joueur dans une situation de concurrence, économique ou politique. En conséquence, personne n’a intérêt à dévier de la solution trouvée puisqu’on ne peut trouver une meilleure option individuelle, en concurrençant les autres.

Il est vrai que les joueurs pourraient collaborer ou coopérer pour tirer individuellement un meilleur profit du jeu, ce cadre formel où plusieurs agents décident chacun de stratégie gagnante. Bien entendu, le bien-être de chacun dépend des choix de tous les autres. Par exemple, la réussite du mandat du président Martelly est liée à la décision de l’opposition de ne pas manifester régulièrement dans les rues pour réclamer son départ. Tout comme la collaboration de l’opposition est conditionnée aux signaux de bonne gouvernance et du respect des normes émis par le pouvoir, notamment en matière de réalisation des élections crédibles et de saine gestion des finances publiques.

On comprend que l’équilibre de Nash ne correspond pas forcément à la meilleure situation possible pour l’ensemble des joueurs ou la collectivité. Ce que les économistes appellent l’équilibre optimal. Le dilemme du prisonnier constitue un parfait exemple où chaque joueur fait de son mieux au niveau individuel mais que le résultat obtenu ne soit pas la meilleure situation pour l’ensemble des joueurs. Il s’agit d’une façon élégante de démontrer que la somme des intérêts individuels n’aboutit pas forcément au bien-être collectif. Autrement dit, tout le monde (ou encore tous les groupes les plus influents) peut faire leur beurre pendant que le pays, dans son ensemble, périt.

L’économie de l’environnement en regorge d’exemples éloquents. On peut citer le cas des compagnies haïtiennes qui commercialisent l’eau et les jus en sachets ou en bouteilles plastiques. Elles réalisent sans doutes des profits mirobolants. Mais quand à chaque millimètre de pluie, toute la ville de Port-au-Prince est jonchée de ces résidus plastiques, on comprend que le bien-être collectif s’en trouve profondément écorné. Il en est de même de l’industrie de la pêche. Les compagnies qui évoluent dans ce secteur font des bénéfices alléchants en faisant fi de la disparition de certaines espèces aquatiques. Elles s’adonnent à une exploitation excessive, au détriment de l’intérêt collectif. À la fin, si les espèces aquatiques disparaissent, tout le monde perdra. L’industrie de la pêche en premier.

La réflexion de Nash peut nous permettre de comprendre pourquoi l’instabilité politique persiste en Haïti. Elle provient du fait que chaque parti, arrivé au timon des affaires de l’État, s’accapare de tous les privilèges qui s’y rattachent, ne laissant aucune miette à l’opposition officielle. Un tel scénario (équilibre) ne saurait être stable puisque le parti ou le joueur qui n’obtient rien ou qui décroche trop peu du gâteau a tout intérêt à gâcher le jeu.

Par exemple, de 1957 à 1986, les Duvalier et leurs partisans ont fait la chasse aux opposants. Les vestiges de Fort-Dimanche sont là pour témoigner des atrocités du régime. Tous les citoyens qui étaient victimes ou menacés de l’être travaillaient alors à sa ruine. En 1990, quand les Lavalassiens arrivent au pouvoir, la persécution politique a tout simplement changé de camp. Certains Duvaliéristes et macoutes sont, à leur tour, pourchassés. Ces derniers reprendront le maillet avec le coup d’État militaire sanglant du 30 septembre 1991. Pendant trois ans, les Lavalassiens allaient être traqués et matraqués. Ce jeu n’aboutira jamais à un équilibre politique stable où personne ne dévie. Au contraire, la déviation est devenue la norme. Les luttes et les contestations politiques sont permanentes. Résultat : une transition politique qui n’en finit pas pour répéter l’ex-ministre de la Culture et de la Communication, Pierre Raymond Dumas.

L’Accord d’El Rancho constitue un exemple probant de la culture de l’instabilité politique de chez nous. Avec les minuscules partis, créés en la circonstance, dont on entend plus parler, l’objectif n’a, semble-t-il, jamais été de trouver un accord gagnant-gagnant où tout le monde pourra œuvrer à son application. L’actuel ministre de la Communication, Rudy Hérivaux, a dénoncé à plusieurs reprises le fait que certains participants au dialogue voulaient partir non seulement avec tout le gâteau mais surtout avec toute la pâtisserie. Une façon, semble-t-il, d’avouer que, lui, il ne voulait que sa petite tranche. Le sénateur Steven Benoit le répète sans cesse : il a été la grande victime du dialogue d’El Rancho.

On comprend donc, qu’à court terme, il y a eu des gagnants dont les ministres Rudy Hérivaux et Himmler Rébu et des perdants comme le sénateur Benoit. D’où l’inapplicabilité de l’accord. Les perdants feront tout pour qu’il échoue tandis que les gagnants défendront son application corps et âme. John Nash aurait prédit d’entrée de jeu l’instabilité de cette entente, donc l’impossibilité de la mettre en œuvre. Et pour preuve, la semaine dernière, le président Martelly a dû retourner à la case de départ. Il reprend le dialogue avec les vrais partis de l’opposition. Et cette fois-ci sans la médiatrice, la première victime collatérale. Et ce n’est pas pour augmenter sa crédibilité. Si celle-ci était importante pour faire de la politique en Haïti, les membres de la commission de suivi de l’Accord d’el Rancho qui ont accepté des postes au gouvernement seraient les grands perdants puisqu’ils pourront difficilement se présenter en leaders respectables.

Entre-temps, le pays vient de perdre 6 mois et s’enlise davantage dans la crise politique. Certains analystes et leaders politiques anticipent déjà un scenario chaotique avec la caducité de la chambre des députés le 12 janvier 2015. Donc, le régime Martelly ne profitera pas, lui non plus, de la non-application de l’Accord d’el Rancho. À la fin, il se révèlera être un accord perdant-perdant, ce genre de scenario qui a contribué à perpétuer le sous-développement du pays. Sauf qu’en six mois, on peut compter de nouveaux riches qui exploitent allègrement la déchéance du pays, comme les compagnies de l’industrie de la pêche. Tant que les méthodes et les stratégies de gouvernance ne changent pas, on répètera ces mauvaises expériences indéfiniment.

Nash recommanderait aux Haïtiens un dialogue qui puisse aboutir à un accord gagnant-gagnant au bénéfice de l’intérêt national. Il est grand temps que les Haïtiens, particulièrement les politiciens et les autorités, comprennent qu’aucune entente n’est pérenne si elle ne profite pas à tous les acteurs, tout au moins aux plus influents.

L’ex-président René Préval l’avait bel et bien compris, ce qui lui avait permis de mener à terme ses deux mandats présidentiels. La recette : faire en sorte que tout le monde bénéficie du jeu. Il convient de noter que dans une démocratie moderne, l’acteur le plus important devrait être la population qui vote.

À l’inverse, le président Jean-Bertrand Aristide n’a pas su éviter les antagonismes en prouvant que tout le monde puisse gagner au jeu durant sa présidence. En conséquence, il n’a pu terminer aucun de ses deux mandats.

L’enseignement de Nash est difficile à faire comprendre à la majorité des Haïtiens. Chacun essaie de profiter de l’autre, oubliant qu’on ne peut tromper tout le monde tout le temps. Au bout du compte, tout le monde perdra. À tous nos compatriotes, Nash aimerait rappeler aujourd’hui qu’aucun accord ne peut durer s’il ne procure à chaque signataire la meilleure option parmi l’ensemble des choix possibles. Quand les Haïtiens comprendront cette leçon en apparence très simple, la coopération et la cohésion sociale seraient beaucoup plus faciles à obtenir. Et le développement économique viendra par surcroit.

Rubrique: Economie
Auteur: Thomas Lalime | thomaslalime@yahoo.fr
Date: 30 Sept 2014
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