Quand l’État haïtien sanctionnait les actes de sorcellerie de Thomas Lalime| JobPaw.com

Quand l’État haïtien sanctionnait les actes de sorcellerie


Le vaudou est tiraillé entre identité nationale et sorcellerie. Parfois instrumenté politiquement et miné par les soupçons de maléfices, il peine à jouer pleinement rôle de religion au même titre que le catholicisme et le protestantisme. Pourra-t-il s'épurer pour devenir un instrument de développement économique?
Outre les messages postés sur le site du Nouvelliste et les autres forums qui ont repris ma dernière chronique sur les conséquences néfastes de la sorcellerie sur le développement national (1), j’ai également reçu sur mon adresse e-mail un nombre important d’opinions très pertinentes. Dans l’ensemble, je peux regrouper les réactions que j’ai eu le temps de lire en trois catégories. En premier lieu, on retrouve des gens qui avancent des pratiques et des faits additionnels pour corroborer la thèse que la sorcellerie nuit au développement économique d’Haïti. S’ensuivent les adeptes du vodou qui défendent ardemment leur religion. Pour certains lecteurs de cette catégorie, il s’agit purement et simplement de la culture et/ou de l’identité haïtienne. Mais pour d’autres, il importe d’épurer le vodou des mauvaises pratiques de la sorcellerie.

Parmi les vodouisants, j’ai particulièrement apprécié la position de Francisque Jean-Charles. Il écrit : « On utilise le vodou pour faire beaucoup de mal au pays. C'est une vérité qu'on ne peut pas ignorer. Tout compte fait, ce n'est pas le vodou qui tue mais celui qui l'utilise pour faire le mal. On dit aussi que c'est le revolver qui tue mais le bon sens nous dit que c'est celui qui dégaine qui tue...La sorcellerie n'est pas originaire d'Hayti...Je pense qu'il faut épurer le vodou de toutes ces mauvaises pratiques. Professeur Lalime n'a fait que rapporter des faits réels dans son article, il ne les a pas inventés. Je suis pour la science dans la pensée haytienne mais on ne peut pas renier notre culture. Léopold S. Senghor savait de quoi il parlait lorsqu'il écrivait : « La culture est au début et à la fin du développement. » J'ai choisi le Dieu de Boukman...Je veux vivre comme les Indiens que les chrétiens avaient exterminés parce qu'ils étaient différents d'eux. Je suis vodouisant. Et désormais, je ne suis plus un Blanc égaré en Hayti et jamais je ne défendrai le Dieu des blancs. Mais je refuse aussi d'être un musulman... »

Un État démocratique moderne doit garantir à M. Jean-Charles son droit de pratiquer librement la religion de son choix, en l’occurrence le vodou. Comme c’est le cas pour les chrétiens de confession catholique ou protestante. Et ceci, sans agression aucune, l’un contre l’autre. L’image du revolver utilisée par M. Jean-Charles sert à illustrer le fait qu’il existe des adeptes méchants qui utilisent les croyances religieuses de façon malhonnête dans toutes les religions. À des degrés divers, selon les principes (valeurs) de la religion. Mais l’appartenance à une religion ne suffit pas à déterminer le niveau d’honnêteté d’un individu sans grand risque de se tromper. Et justement, il revient à l’État, à travers une législation efficace, de sévir contre tous les citoyens véreux, quelque soit leur religion.

Pour la troisième catégorie de lecteurs ayant réagi à l’article, la sorcellerie n’existe tout simplement pas. Dans ce petit club très select, on retrouve un professeur de l’Université du Québec à Rimouski, responsable du programme de Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en administration scolaire. Il écrit : « Bonjour. J'ai bien apprécié votre article dans Le Nouvelliste. Sur la personne arrêtée pour sorcellerie au Québec, il faut bien lire les motifs de l'arrestation, qui auraient mérités d'être explicités dans votre article : « Cet homme faisait croire des choses à ses victimes en échanges d'argent. Des choses qui, évidemment, ne se passaient pas (2). » La sorcellerie n'existe pas... C'est pour cela qu'il faut l'interdire. C'est un leur, un mensonge, de l'escroquerie ou pire, de l'abus de confiance et de pouvoir. »

Effectivement, une législation pourrait aider à lutter contre les arnaqueurs, ces gens qui se font passer pour des guérisseurs en vue de soutirer de l’argent à des citoyens parfois naïfs, souvent en situation de détresse comme dans le cas de la famille de M. Max Mathurin.

Quant au cadre légal haïtien sur le vodou et la sorcellerie, Me Joseph Jean Figaro m’a fait remarquer que la loi du 3 juillet 1935 et les derniers articles du code pénal prévoyaient des sanctions.

L’article 405 de cette loi stipule : «Tous faiseurs de wangas, capreletas, vaudoux, dompèdre, macandals (sic) et autres sortilèges seront punis de trois mois à six mois d'emprisonnement et d'une amende de 60 gourdes à 150 gourdes par le tribunal de simple police, et en cas de récidive, d'un emprisonnement de six mois à deux ans et d'une amende de trois cents gourdes à mille gourdes, par le tribunal correctionnel, sans préjudice des peines plus fortes qu'ils encourraient à raison des délits ou crimes par eux commis pour préparer ou accomplir leurs maléfices.» «Toutes danses et autres pratiques quelconques qui seront de nature à entretenir dans les populations l'esprit de fétichisme et de superstition seront considérées comme sortilèges et punies des mêmes peines».

L’article 406 de ladite loi indiquait : « Les gens qui font métier de dire la bonne aventure ou de deviner, de pronostiquer, d'expliquer les songes ou de tirer les cartes, seront punis d'un emprisonnement de deux mois au moins et de six mois au plus et d'une amende de cent gourdes à cinq cents gourdes. »

Le décret-loi du 5 septembre 1935 sur les pratiques superstitieuses identifiait en son article premier les actes considérés comme tels. Ce sont: « 1) les cérémonies, rites, danses et réunions au cours desquels se pratiquent, en offrande à des prétendues divinités, des sacrifices de bétail ou de volaille. 2) le fait d'exploiter le public en faisant accroire que, par des moyens occultes, il est possible d'arriver soit à changer la situation de fortune d'un individu, soit à le guérir d'un mal quelconque, par des procédés ignorés par la science médicale; 3) le fait d'avoir en sa demeure des objets cabalistiques servant à exploiter la crédulité ou la naïveté du public. »

Les articles 2 à 4 précisaient que « tout individu convaincu des dites pratiques superstitieuses sera condamné à un emprisonnement de six mois et à une amende de quatre cents gourdes, le tout à prononcer par le tribunal de simple police. Dans les cas ci-dessus prévus, le jugement rendu sera exécutoire, nonobstant appel ou pourvoi en cassation. Les objets ayant servi à la perpétration de l'infraction prévue en l'article 3 seront confisqués.»

Des campagnards décidés à « rejeter » le vodou ?

Ces dispositions ont été abrogées par l’article 297 de la Constitution de 1987 formulées ainsi : « Toutes les lois, tous les décrets-lois, tous les décrets restreignant arbitrairement les droits et libertés fondamentaux des citoyens notamment : a) Le décret-loi du 5 septembre 1935 sur les croyances superstitieuses ; b) La loi du 2 août 1977 instituant le Tribunal de la sureté de l’État ; c) La loi du 28 juillet 1975 soumettant les terres de la vallée de l’Artibonite à un statut d’exception ; d) La loi du 29 avril 1969 condamnant toute doctrine d’importation ; sont et demeurent abrogés.»
Cet article a été modifié à son tour lors du récent amendement de la Constitution de 1987. Le représentant du vodou en Haïti, M. Max Gesner Beauvoir, avait alors exprimé sa préoccupation contre un retour aux lois de 1935.
Peut-on pour autant dire qu’à ce jour le débat sur le statut du vodou est épuisé, dans la mesure où, dans la dernière Constitution de 1987, mise en place après le renversement de la dictature des Duvalier (père et fils), se trouve supprimée explicitement toute pénalisation du vodou ? se demande Laënnec Hurbon (3).
Loin de là, répond-il, avançant, entre autres, les arguments suivants : «[…] La tendance à la manipulation politique reparaît de plus belle, cette fois sous l’emballage d’un décret prétendant reconnaître au vodou le statut d’une religion à part entière. Effectivement tout se passe comme si nous étions enfin en présence d’une rupture réelle avec deux siècles d’histoire d’infériorisation du vodou. Tentons dès lors de lire au plus près le texte de l’arrêté récent publié dans Le Moniteur, journal officiel de la République d’Haïti, le 14 avril 2003, par Jean-Bertrand Aristide, alors encore président de la République. Dans ses « considérants », l’arrêté part du principe que le vodou « est un élément constitutif de l’identité nationale » et qu’il importe de « prendre les mesures, pour éviter toute tentative d’inquisition et d’exclusion, pour sauvegarder l’intégrité nationale ». »
À M. Hurbon d’ajouter : « […] Déclarer le vodou « élément constitutif de l’identité nationale » semble rejoindre les prétentions que l’Église catholique exprimait pour elle-même tout au long du 19e siècle et jusqu’aux années 1960, et qui la poussaient à l’intolérance vis-à-vis des autres systèmes religieux, et surtout vis-à-vis du vodou. Dès lors, on peut se demander si les Haïtiens qui ne se revendiquent pas vodouisants ne risquent pas de paraître en déficit de nationalité et donc des Haïtiens de seconde zone. »

Si les dispositifs légaux pré-1986 présentaient des lacunes évidentes, ils prouvent cependant l’existence d’une grande préoccupation par rapport à la sorcellerie en Haïti. Ils traduisent également un malaise par rapport à la pratique du vodou. D’ailleurs, même le législateur d’alors peinait à dissocier les deux. Ces textes de loi ont probablement «légalisé » la campagne antisuperstitieuse, appelée également «campagne des rejetés», déclenchée en 1939 sous la présidence de Sténio Vincent (1930-1941) pour s’achever sous le règne d’Élie Lescot (1941-1946) (4).

Lewis Ampidu Clorméus a réalisé sa thèse de doctorat sur la campagne antisuperstitieuse de 1939-1942 (5). Selon lui, cette campagne a marqué un tournant dans l’évolution sociohistorique des relations entre l’État, les élites et les religions en Haïti. L’auteur indique que la premiere période qui s’étend de 1939 à 1940, s’interprétant comme un mouvement paysan, était l’œuvre de campagnards décidés à « rejeter » le vodou. Le second moment (1940-1942) est caractérisé par la récupération de ce mouvement par le clergé concordataire, soutenu par le pouvoir public, à dessein de mieux combattre l’anglicanisme, les cultes protestants et le vodou. Les vodouisants ont toujours privilégié ce deuxième aspect tout en ignorant le fait que la pratique de la sorcellerie peut provoquer un certain rejet du vodou par une fraction de la population, voire par l’État haïtien comme le suppose le cadre légal pré-1986.

Et comme il a été mentionné dans la précédente chronique, l’insécurité psychologique voire physique provoquée par la sorcellerie contribue à perpétuer une culture dominée par la pensée magico-religieuse et pousse beaucoup de compatriotes à trouver refuge dans le monde mystique, notamment la franc-maçonnerie. Elle développe même chez eux une forme de paranoïa. Selon la thèse du Dr Clorméus, à l’exception du père fondateur de la patrie, Jean-Jacques Dessalines, tous les présidents jusqu’à Élie Lescot pratiquaient la franc-maçonnerie qui a la particularité de réunir des gens de toutes confessions religieuses : protestants, catholiques et vodouisants. Il cite les cas de Louis Joseph Janvier et d’Etzer Vilaire qui étaient à la fois protestants et francs-maçons.

La position de M. Jean-Charles ressemble en quelque sorte à celle de notre célèbre romancier Jacques Roumain qui, pendant la « campagne des rejetés », alimentait une polémique célèbre avec le père Foisset, représentant du clergé catholique. Laënnec Hurbon rapporte ainsi la position de Jacques Roumain : « il soutenait qu’il fallait d’une part reconnaître dans le vodou une superstition comme toutes celles qui ont existé et existent encore en Europe, et en même temps contester les persécutions de type inquisitorial contre le vodou, qui sont d’inspiration fasciste et pro-vichyste. » M. Hurbon fait part également « de tentative de manipulation politique du vodou, comme on l’observe dans le courant des Griots, car il importait surtout de sortir des croyances superstitieuses du vodou par l’éducation formelle et l’accès à la science.»

Si les vodouisants sont libres de pratiquer leur foi depuis la Constitution de 1987, le débat et le cadre légal n’ont pas pour autant progressé de façon significative. Malgré certains efforts de structuration, la frontière entre le vodou-religion prôné par M. Francisque Jean-Charles et la sorcellerie qui handicape le développement national, reste difficile à cerner, comme l’ont fait remarquer beaucoup de lecteurs et comme le témoignent les textes de loi ci-dessus mentionnés. Cela n’a pas bénéficié aux vodouisants, pas plus qu’il ne bénéficie pas à la société dans son ensemble.

Le vodou peut-il s’épurer de la sorcellerie comme le souhaite le professeur Francisque Jean-Charles ? Il faudra des leaders religieux vodouisants conscients des enjeux qui puissent conduire la réflexion, engager la réforme consistant à faire du vodou un instrument de développement comme le suggère Dadou Pasquet dans sa chanson intitulée Superstition qui décrit assez bien les méfaits de la sorcellerie. Les Japonais associent leur religion traditionnelle à tout ce qui est positif : l’intelligence, la réussite, la santé et la richesse. Ils laissent très peu de trace pour les maléfices. Le vodou pourra-t-il faire de même ?


1) http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/135765/Cette-sorcellerie-qui-handicape-le-developpement-national.html
2) http://ici.radio-canada.ca/regions/quebec/2014/04/17/005-suspect-sorcellerie-fraude-quebec-arrestation.shtml
3) Laënnec Hurbon. Le statut du vodou et l’histoire de l’anthropologie, p. 153-163 disponible sur http://gradhiva.revues.org/336?lang=en#ftn8
4) Voir un article de Djems Olivier sur le sujet : http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/108559/Haiti-Revisiter-la-campagne-anti-superstitieuse-de-1939-1942.html
5) Lewis Ampidu Clorméus. Entre l'État, les élites et les religions en Haïti : redécouvrir la campagne antisuperstitieuse de 1939-1942. Thèse de doctorat, avril 2012.




Rubrique: Culture
Auteur: Thomas Lalime | thomaslalime@yahoo.fr
Date: 23 Sept 2014
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